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Le Village.

24 Août

Je vais au bureau de poste, celui dans la pharmacie sur Ontario qui est juste un peu trop loin, mais où je peux aussi acheter ce dont j’ai besoin, tant qu’à être à un bureau de poste dans une pharmacie. J’arrive et je vais au bureau de poste et je me dis «c’est quoi, déjà, ce dont j’ai besoin et que je peux acheter ici tant qu’à y être» et je ne m’en souviens plus et je vois des bâtonnets de crème solaire et je me dis «j’ai besoin d’un bâtonnet de crème solaire» et je l’achète et j’obtiens des points Optimum.

Je sors. La chaleur déferle comme une vague. Je lève les yeux aux ciel et les plisse sous un soleil déjà haut. «Tant qu’à y être», que je me dis, et je déballe le bâtonnet de crème solaire et je m’en beurre le visage devant les itinérants de la rue Ontario, avec mes cheveux qui me collent au visage et que je pourrais tasser si seulement j’avais des « élastiques! », que je me rappelle, un peu tard. Je pense à m’arrêter sec et à revenir sur mes pas, mais je ne le fais pas puisque mes mains sont grasses et encore sur mon visage à moitié beurré de crème solaire en bâtonnet à dix-sept dollars même pas en rabais achetée à la pharmacie où est le bureau de poste où je suis allée parce que je pouvais y acheter des élastiques, tant qu’à y être.

Puis il y a cette boutique rockabilly qui est fermée car une affiche dans la porte le dit, une affiche en papier glacé où une pin-up en robe à cerises fait miroiter un décolleté dont l’éclat arrête un itinérant, attire son regard gras qui y plonge grassement. Je le regarde sans m’arrêter, d’un oeil amorti par le soleil et la lassitude et la paupière grasse, je le regarde et me demande s’il va plonger une main grasse  dans son pantalon gras, tant qu’à y être, deux peut-être. Je détourne les yeux sans m’attarder et je l’entends faire de même. Ses pas gras se traînent sur le trottoir derrière moi, et peut-être me regarde-t-il maintenant, les mains grasses dans le pantalon gras et le regard gras sur mes fesses à moi pendant que je marche devant lui. Vague de chaleur et de dégoût, et soudain je suis devant l’entrée du magasin 1$, je pense «élastiques!» et j’entre. Regard oblique à travers la vitrine, l’itinérant traîne son chemin, tranquillement, mains ballantes et regard vide.

Il n’y en a même pas, d’élastiques, en fait oui mais pas les bons, juste ceux avec le bout de métal, le genre qui reste coincé dans les cheveux et qui tire et qui arrache et qui fait mal.

Je sors. Il n’est plus là. L’itinérant, je veux dire. Le soleil est toujours bien haut. Si je rentre chez moi pour m’en sauver, je me serai beurré le visage pour rien. «Tant qu’à y être», que je me dis en pensant à cette pharmacie, l’autre, juste un peu plus loin, celle avec l’autre bureau de poste. «Tant qu’à y être», que je me dis en marchant du côté du soleil. Je lève les yeux au ciel et je suis éblouie et je plisse les yeux. Je les redescends et je croise ceux de ces jeunes femmes qui marchent sous le soleil sans plisser les yeux, sans visage gras, éblouissantes dans leurs robes soleil au décolleté éclatant. Je les regarde de mes yeux las et gras et plissés, je me dis qu’elles sont belles, je me dis que moi et mon visage gras, moi et ces hommes qui ne me regardent pas les fesses avec les mains dans les pantalons, et moi si j’étais elles sous le soleil. Elles me regardent et me sourient et je me rappelle où je suis, je me rappelle ce que veulent dire les regards entre jeunes femmes là où je suis. «Ce serait plus facile», que je me dis, plus facile de regarder les jeunes femmes et fondre, plus facile de vouloir fondre et avoir un endroit où aller où les regards partagés sous le soleil disent la même chose, plus facile les journées comme aujourd’hui où je suis seule et lasse et grasse et où seules les jeunes femmes retournent mes regards.

Soudain, je suis devant la pharmacie. J’entre et je trouve des élastiques, les bons, le genre qui ne reste pas coincé dans les cheveux et qui ne tire pas et qui n’arrache pas et qui ne fait pas mal. «J’arrête de m’arracher les cheveux», que je décide en sortant ma carte de crédit et ma carte de points Optimum.

Je sors. Je retourne à la vague de chaleur et de robes soleil et de décolletés éclatants et de regards tirés à l’aveuglette comme autant des balles perdues. Je me souviens, juste un peu tard, de mes lunettes de soleil; je les enfile pour me protéger des éclats.

Je tourne le coin et croise des piétons exaspérants, le genre qui forme un mur et qui empêche le jeune homme derrière de passer,  le jeune homme blasé sous le soleil et la chaleur, prisonnier d’un ralenti, et moi au ralenti qui regarde les piétons, le mur, qui le contoure, et qui remarque, juste un peu tard, ce jeune homme derrière. Moi qui le regarde alors qu’il ne me voit pas. Moi qui le regarde alors qu’il me regarde. Mon regard blasé qui croise le sien à travers mes lunettes de soleil. Nos regards qui se croisent et s’accrochent. Et cet air de surprise et d’urgence et de sang qui gonfle et de souffle qui coupe l’air qui manque aux pensées qui s’essouflent. Et moi qui fonds, qui me réduis à un oui, s’il s’arrête je dis oui, s’il parle je dis oui, s’il demande je dis oui, s’il se tait je dis oui, oui, oui.

Juste un peu trop tard pour mon corps qui n’a pas eu le temps de réagir. Nos regards se tirent et s’arrachent alors que mes jambes tournent le coin, alors que ses jambes tournent le coin. Mon regard se perd, s’embrouille, je lève la tête vers le soleil, je plisse les yeux quand même parce que mes lunettes viennent d’une pharmacie. Je me dis «mais c’est le Village», je me dis «donc», je me dis «points de suspension». Je me ravise et me dis «point». Franchement.

Au prochain coin de rue, je me dis «à moins que». Mais c’est juste un peu trop tard. Je sors du Village. Je ne peux plus m’arracher les cheveux.